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Le Procès Kasula : l’arbre qui cache la forêt !

Le mardi 4 février 2020, le Tribunal Militaire de Garnison de Bukavu (TMGB) a rendu son verdict dans l’affaire Kasula Jean-Marie et 7 coaccusés. Les accusés, dont deux femmes, tous membres de la communauté autochtone Batwa du village de Muyanga, dans le groupement de Miti, en territoire de Kabare ont tous été condamnés. Ils étaient poursuivis pour trois chefs d’accusations, notamment la détention illégale d’armes et de munitions de guerre, l’association de malfaiteurs et destruction méchante du Parc National de Kahuzi-Biega (PNKB).   

Le Tribunal a condamné les 6 hommes Batwa (y compris Kasula), à une peine de 15 ans de servitude pénale, et une amende de cinq mille dollars chacun à l’ICCN, pour tous les préjudices causés. Les deux femmes ont été condamnées à 12 mois de servitude pénale, et une amende de 200 milles francs congolais chacune.

Ce procès expéditif cache en vérité trois problèmes fondamentaux : Premièrement, les conditions d’un procès équitable n’étaient pas réunies. Deuxièmement, il existe de nombreuses zones d'ombre autour de cette affaire, qui n'auraient pu être clarifiées que dans le cadre d'un système judiciaire impartial et indépendant. Enfin, le jugement rendu à la hâte par le TMGB détourne l’attention nationale et internationale d’une réalité bien différente : la quête permanente de survie des communautés autochtones Batwa/Bambuti qui ont été expulsées du Parc National de Kahuzi-Biega (PNKB) en 1975.

Incompétence du tribunal militaire

A première vue, le jugement rendu par le Tribunal Militaire pose également un problème de forme. En ce sens qu’une juridiction militaire devrait uniquement être compétente pour juger les infractions commises par les militaires. En effet, selon l’article 122 de la Loi portant Code Judiciaire Militaire, « sont justiciables du Tribunal Militaire de Garnison, les militaires des Forces Armées Congolaises d’un grade inférieur à celui de Major et les membres de la Police Nationale et du Service National de même rang (…) ».[1] Pourtant, ici, il s'agissait de juger des civils. 

En outre, la question sous-jacente dans le cas en question est un litige foncier qui date de plus de 46 ans et qui a opposé la communauté autochtone Batwa/Bambuti à l'ICCN/PNKB. Toutefois, seuls les cours et tribunaux civils sont compétents pour connaître des litiges fonciers collectifs régis par la coutume[2].  Les défendeurs auraient donc dû être jugés par leur juge naturel - le juge civil.

Les conditions d’un procès équitable n’étaient pas réunies 

Il n'y a pas eu d'égalité des armes entre les parties à la procédure

Le juge président de la chambre foraine n’a pas permis aux 8 coaccusées de présenter une quelconque défense contre l'accusation de l’auditeur du tribunal militaire garnison de Bukavu, d'apporter ou de contester les preuves présentées ou de présenter leurs propres arguments. Le respect du contradictoire est pourtant une garantie essentielle du droit à un procès équitable. Par exemple, le principal accusé s’est référé souvent au cours du Procès aux recommandations du Dialogue de haut niveau sur le processus de la protection durable du PNKB et la cohabitation pacifique entre le parc, les peuples autochtones Batwa/Bambuti et les communautés riveraines qui s’est tenu à l’hôtel Panorama à Bukavu du 19 au 20 septembre 2019. Ce rapport aurait dû être annexée au dossier. Cependant, il n’y a pas eu échange de pièces entre les parties ni de communication des éléments de preuve.  

Par ailleurs, toute la mise en scène orchestrée par l’ICCN autour de cette affaire, notamment la présentation des prévenus par les Forces Armées de la République Démocratique du Congo (FARDC), au Gouverneur du Sud-Kivu, ainsi que la campagne médiatique par l’administration du PNKB, pourraient bien avoir influencer la décision du juge en faveur de l’accusation. Cela a également violé le droit à la présomption d’innocence des accusés. De plus, avec cette offensive médiatique, le politique a pu entrer dans le prétoire, ce qui soulève par conséquent, la question de l'influence politique sur le jugement. 

Violations des droits de la défense  

Le défenseur désigné d’office aurait dû bénéficier de suffisamment de temps pour préparer sa défense. Il n’a bénéficié que d’une seule journée pour examiner le dossier des 8 prévenus.

Les prévenus avaient le droit de consulter un avocat ou toute autre personne qualifiée de leur choix à toutes les phases de la procédure, et de se faire représenter par lui. Cependant, l’audition des prévenus avec l’officier de police judiciaire (OPJ) s’est faite sans la présence de leur Avocat. En outre, aucun témoin n’a été appelé à la barre, en dépit de la présence dans le public de plusieurs membres de la communauté des Batwa qui avaient pris part au Dialogue de Bukavu de Septembre 2019. Eu égard à la gravité de la peine encourue[3], les accusés auraient dû bénéficier d’une assistance judiciaire adéquate.

Les prévenus (en particulier les deux femmes arrêtées) auraient dû bénéficier de circonstances atténuantes, en raison notamment de leur casier judiciaire vierge, leur indigence, ainsi que l’injustice historique et les multiples formes de discrimination dont sont l’objet les membres de la communauté Batwa/Bambuti.  

En ce qui concerne la flagrance[4], il convient de retenir qu’en procédure pénale congolaise, une infraction flagrante n’est constatée que lorsque l'infraction se commet au moment où l'OPJ en est avisé. En effet, selon l’article 2 de l’ordonnance de 1978 relative à la répression des infractions flagrantes[5], « est qualifiée infraction flagrante, toute infraction qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre. L'infraction est réputée flagrante lorsqu'une personne est poursuivie par la clameur publique, ou lorsqu'elle est trouvée porteuse d'effets, d'armes, d'instruments ou papiers faisant présumer qu'elle est auteur ou complice, pourvu que ce soit dans un temps voisin de l'infraction ».

La situation décrite plus haut n’est certainement pas le cas des 8 coaccusés puisqu’ils ont tous été arrêtés à 5h du matin alors qu’ils étaient encore couchés. Dès lors, en présentant les prévenus au Gouverneur du Sud-Kivu, face à la presse, la partie adverse a ainsi violé le droit à la présomption d’innocence des accusés.  De plus, en amputant la procédure de la phase d’enquête préparatoire, le TMGB a ainsi privé les prévenus d’une garantie essentielle du droit à un procès équitable.

Zones d’ombre

Le procès expéditif de Kasula n’a pas permis d’éclairer l’opinion sur les multiples zones d’ombre que renferme le dossier. Par exemple, d’où proviennent les armes dont on accuse les prévenus de détenir illégalement ? Auprès de qui ont-ils pu acheter des minutions ? quelle est l’immatriculation de l’arme retrouvée en possession des prévenus ? s’agit-il d’une arme de la Police Nationale, de l’ICCN ou des FARDC ? 

Le tribunal aurait fondé sa conviction sur l’achat de munition mais n’a pas entendu les témoins sur les éventuels pourvoyeurs de ces munitions. Curieusement, le TMGB n’a pas jugé utile d’investiguer sur cette question.

Lors de la présentation des prévenus par les Forces Armées de la République Démocratique du Congo (FARDC), au Gouverneur du Sud-Kivu, le vendredi 31 janvier dernier, les FARDC ont indiqué que Kasula et les 7 autres avaient été capturés avec plusieurs armes. Cependant, au cours des audiences foraines du mardi 4 février dernier, une seule arme a été présentée.

Depuis quelques temps, l’administration du PNKB accuse de manière récurrente certaines ONG nationales et internationales de manipuler les PA et de les inciter à retourner vivre dans le Parc. Ce procès aurait dû permettre de faire la lumière sur ces accusations.  De toute évidence, à aucun moment, au cours de l’audience foraine, les prévenus n’ont fait mention d’une quelconque emprise de la part des organisations de la société civile. Par ailleurs, le tribunal n’a pas fait la lumière sur les conditions de détention de l’arme que les prévenus ont dit avoir ramassé dans la forêt. Le tribunal n’a pas rapporté la preuve de l’utilisation de l’arme ou de la collusion des 8 Batwa avec un groupe armé.

Deux poids deux mesures

Qu’est ce qui justifiait cet empressement alors que plusieurs autres procédures intentées contre l’ICCN/PNKB aussi bien devant les juridictions civiles que le tribunal militaire sont suspendus depuis plusieurs années ? C’est par exemple le cas, de l’action en réparation civile intentée par l’ONG ERND depuis le 16 août 2010, visant à obtenir la reconnaissance des droits des populations autochtones, l’annulation des décisions administratives à la base de leur expulsion forcée du Parc, ainsi que demander la réparation des préjudices subis. C'est également le cas pour l'action intentée au nom d'un jeune homme Batwa, Christian Mbone Nakulire, tué dans le parc en 2017 par un écogarde, pour lequel la procédure d'appel n'a jamais été engagée. Pourquoi la justice militaire est-elle si diligente et agit en toute célérité lorsqu’il s’agit des actions intentées par l’ICCN et traine les pas lorsqu’il s’agit des actions intentées par les peuples autochtones (PA) ? Pourquoi « deux poids, deux mesures » ?

Selon les propres mots de l’accusé « jamais un écogarde n’a été arrêté pour le meurtre d’un Batwa ».

On a voulu à travers ce procès envoyer un message de dissuasion à tous les autres membres des communautés Batwa/Bambuti qui seraient tentés de s’installer dans le parc comme l’a fait Kasula. Ce procès expéditif vise non seulement Kasula, mais aussi tous les autres PA de Kabare ainsi que ceux de Kalehe.

L’arbre ne doit pas cacher la forêt

Tantôt présenté comme un chef rebelle, tantôt comme un milicien Mai Mai, Jean Marie Kasula n’est en réalité qu’un père de famille, membre de la communauté autochtone Batwa de Muyanga qui avait pris part au Dialogue de haut niveau sur le processus de la protection durable du PNKB qui s’est tenue à Bukavu à l’hôtel Panorama du 19 au 20 Septembre 2019 en tant que représentant autochtone Batwa.  

Ce qui est reproché à Kasula et les sept autres, c’est le fait pour eux de s’être introduits « illégalement » dans le PNKB pour y exercer des activités illicites d’agriculture et d’exploitation du bois pour la fabrication de « Makala[6]». Cependant, nous ne devons pas ignorer la réalité.   L’enjeu véritable ici n’est pas la détention illégale d’armes, ou l’association de malfaiteurs, ou encore la destruction méchante du PNKB, mais plutôt la condition précaire et dramatique d’une communauté dépossédée de ses terres ancestrales et qui a été forcée de mener une vie d’errance sans terre depuis quarante-six (46).  Appréhender cette affaire sous le seul angle de la version fournie par l’ICCN ou par le jugement rendu par le TMGB serait faire preuve d’un manque totale d’objectivité et d’une analyse incomplète. Il convient de se pencher sur les causes sous-jacentes du conflit ICCN/PNKB – Batwa/Bambuti.

D’ailleurs au cours de l’audience, les prévenus ont reconnu s’adonner à quelques activités de subsistance dans le PNKB mais ont catégoriquement démenti toute appartenance ou une quelconque association avec des groupes armées.  

Comme l’a si bien indiqué Kasula lui-même lors de son procès, son retour dans le parc en compagnie de 5 autres membres de la communauté PA du village de Muyanga était motivé par une quête de survie. Ils n’ont nulle autre part où aller et ils sont sans ressources. Il a reconnu s’adonner à la fabrication du « makala » dans le parc pour assurer sa subsistance ainsi que celle de sa famille. Les deux femmes arrêtées en sa compagnie sont sa propre femme ainsi que sa petite fille. Kasula a mentionné les recommandations du Dialogue de Bukavu de Septembre 2019 qui se résumaient essentiellement à trouver des terres à la périphérie du Parc pour les autochtones Batwa/Bambuti expulsés, et a déploré que les recommandations n’aient jamais été suivies d’effet. Cet échec parmi tant d’autres a pu les motiver à retourner vivre dans le parc puisque de toute évidence ils sont laissés sans alternatives. Comme il l'a également rappelé à la Cour, les autochtones Batwa/Bambuti sont les gardiens de la forêt et que c'est Dieu lui-même qui les y a installés.

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[1] Loi n°023/2002 du 18 novembre 2002 portant code judiciaire militaire.

[2] Article 110 de la Loi organique n° 13/011-B du 11 avril 2013 portant organisation, fonctionnement et compétences des juridictions de l’ordre judiciaire.

[3] Selon l’article 7 du code pénal militaire, « en cas de concours de plusieurs infractions, la peine la plus forte est seule prononcée ».  

[4] Il s'agit de la poursuite d'infractions très récentes ou en cours. Le système judiciaire congolais, hérité du système belge, prévoit des procédures simplifiées en cas de flagrant délit. Dans cette hypothèse, l'auteur est traduit directement devant le tribunal où le jugement est rendu, et la phase d'enquête préparatoire est alors amputée. En cas de flagrant délit, on dit que la preuve est acquise. Ce qui signifie que la charge de la preuve est moins lourde. 

[5] Ordonnance-Loi 78-001du 24 février 1978, relative à la répression des infractions flagrantes. Voir en ce sens le Décret du 6 août 1959 portant le Code de procédure pénale, en ses articles 4, 5, 6 et 7.

[6] Charbon de bois.

Overview

Resource Type:
News
Publication date:
14 February 2020
Region:
Democratic Republic of Congo (DRC)
Programmes:
Territorial Governance Culture and Knowledge Conservation and human rights

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