La Banque mondiale sape des décennies de progrès dans l’établissement de protections pour les droits des peuples autochtones
Le 4 août 2016, le Conseil exécutif de la Banque mondiale approuvait sa nouvelle approche en matière de mesures de sauvegarde, détaillée dans un document intitulé « Cadre environnemental et social ».
Le Cadre environnemental et social (Environmental and Social Framework – ESF) entend contribuer au « double objectif » de la Banque mondiale : éradiquer la pauvreté extrême et promouvoir une prospérité partagée. Il établit l’approche que la Banque mondiale adoptera pour évaluer et réduire au minimum les effets négatifs de ces investissements, et promouvoir les biens sociaux et environnementaux.
Spécifiquement pour les peuples autochtones, il définit les normes minimum obligatoires que la Banque mondiale considère comme nécessaires pour « promouvoir le plein respect des droits humains, la dignité, les aspirations, l’identité, la culture, et … les moyens de subsistance » des peuples autochtones [1]. Il substitue les mesures de sauvegarde pour les peuples autochtones malmenées actuellement en vigueur de la Banque mondiale, la Politique opérationnelle 4.10 [2].
Malgré de grandes ambitions de « prospérité partagée » et de « plein respect » des droits humains, il est décevant de constater que la Banque mondiale n’a pas établi de normes strictes pour la protection des droits et des intérêts des peuples autochtones, mais qu’elle a au contraire établi un ensemble de normes complexes, confuses et fondamentalement plus faibles.
Même dans la définition de sa portée, la nouvelle proposition est confuse, contradictoire et difficile à comprendre. Le titre de la nouvelle norme est « Peuples autochtones/Communautés locales traditionnelles d’Afrique sub-saharienne historiquement défavorisés » (Indigenous Peoples/Sub-Saharan African Historically Underserved Traditional Local Communities), une expression excessivement longue et compliquée répétée à l’infini dans la norme.
L’expression « peuples autochtones » n’y figure nulle part sans cet étrange codicille qui la complète, qui associe une catégorie juridique reconnue au niveau international accompagnée de droits et d'un statut (peuples) à une longue liste d’adjectifs ajoutés à une catégorie qui n’a jamais été définie (communautés). Mais le titre (et la répétition dans la suite du texte des catégories absurdes du titre) n’est que le point faible le plus évident parmi les nombreux points faibles du texte.
L’importance de cet examen est incontestable. Il s’agit du premier remaniement significatif de l’approche de la Banque mondiale à la protection sociale et environnementale depuis l’introduction des « politiques opérationnelles » conçues pour protéger les communautés et l’environnement en 1989 (qui s’appuyaient sur des manuels opérationnels sur les peuples autochtones en vigueur au sein de la Banque mondiale à partir de 1982). Depuis 1989, l’approche de la Banque mondiale aux mesures de protection s’est avérée déterminante, d’autres institutions financières multilatérales et le secteur privé ayant suivi la voie tracée par la Banque mondiale.
Le cadre de protection choisi par la Banque mondiale compte, parce que d'autres suivront son exemple.
Maintenant que le cadre de protection a été publié, il est clair que 2016 est une année déplorable pour l’approche de la Banque mondiale à la protection des biens sociaux et environnementaux, et des droits et intérêts des peuples autochtones en particulier.
Comprendre le nœud des problèmes posés par les nouvelles normes exige d’examiner en détail ce que la Banque mondiale a dit dans ce texte. Sans examen des détails, l’ampleur des faiblesses et des ambiguïtés ne peut être pleinement comprise.
Le premier problème grave est l’assouplissement ou l’élimination des protections des droits et des intérêts des peuples autochtones par rapport à la politique de la Banque mondiale actuellement en vigueur ou à des versions précédentes publiées au cours de l’examen.
Nombreux sont les exemples.
Dans la Politique opérationnelle 4.10, des plans spécifiques convenus d’un commun accord (appelés « Plans des peuples autochtones ») étaient obligatoires. Les exigences relatives aux Plans des peuples autochtones dans l’ESF sont floues, et « dans certaines circonstances » mises de côté (ces circonstances sont notamment lorsque les peuples autochtones sont les seuls bénéficiaires d’un projet, et également lorsqu’ils ne sont pas les seuls bénéficiaires d’un projet) [3].
Dans la politique opérationnelle 4.10, les peuples autochtones doivent exprimer leur soutien général à un projet avant qu’il n’aille de l’avant. Aujourd'hui, les peuples autochtones doivent uniquement exprimer leur soutien dans des situations très limitées. Leur soutien est requis lorsque les projets ont des répercussions sur leurs terres et ressources, mais ces répercussions doivent être « négatives » (et l'emprunteur doit convenir du fait qu’elles sont négatives). Les effets sur le patrimoine culturel impliquent d’exiger leur soutien, mais uniquement si ces effets sont « des effets matériels pour l’identité » du peuple concerné (et l’emprunteur convient que ces effets sont matériels – ce qui engendre un problème de conflit d’intérêt) [4].
Dans la Politique opérationnelle 4.10, l’un des objectifs principaux des « Plans des peuples autochtones » était de « garantir que… les peuples autochtones affectés par le projet perçoivent des avantages sociaux et économiques culturellement appropriés » [5]. Le Cadre environnemental et social parle d'indemnisation et d'avantages partagés, indiquant « différents facteurs » qui pourraient affecter les paiements de ces indemnisations et précisant uniquement que le projet « visera à tenir compte des objectifs et des préférences des peuples autochtones affectés ». Même lorsqu’il traite des indemnisations aux détenteurs de droits collectifs, le Cadre environnemental et social affirme uniquement que « dans les cas où la nature du contrôle des ressources, des biens et de la prise de décisions est principalement collective, des efforts seront déployés pour garantir que, lorsque cela est possible, les avantages et les indemnisations soient collectifs… » [6]. « Des efforts seront déployés », « visera à tenir compte », « lorsque cela est possible » contribuent tous à affaiblir manifestement toute exigence en faveur d’un partage des avantages équitable convenu d’un commun accord.
La deuxième grande lacune du Cadre environnemental et social est qu’il ne traduit pas ou n’intègre pas la contribution significative apportée par les peuples autochtones à la Banque mondiale au cours des dernières années. Cela constitue un affront direct aux centaines de représentants autochtones qui se sont rendus dans leurs capitales, aux consultations régionales et à Washington DC pour partager leurs expériences et fournir des recommandations.
En voici deux exemples : les peuples autochtones ont continuellement demandé à participer à la conduite des évaluations des effets des projets qui les affecteront. La raison est que les peuples potentiellement affectés ont le droit d'être pleinement impliqués dans ces évaluations des effets et possèdent les connaissances et la compréhension essentielles à l'évaluation de l'ampleur des effets potentiels qui pourraient se produire, en particulier lorsqu'il s'agit d'effets sur le patrimoine culturel, les moyens de subsistance, le mode de vie et l'identité du peuple qui est évalué.
Que cette évaluation soit faite de manière isolée par l'emprunteur, par des experts externes, puis présentée comme un fait accompli aux peuples concernés est contraire aux normes internationales et au droit des droits humains en vigueur [7]. Comme le souligne la Commission interaméricaine des droits de l’homme, l’objectif d’une évaluation des effets environnementaux et sociaux (environmental and social impact assessment - ESIA) est en partie de préserver, protéger et garantir la relation spéciale des peuples autochtones avec leurs territoires, et de garantir leur existence en tant que peuples [8], et les peuples autochtones ont le droit de participer aux ESIA que les États aient reconnu ou non leur propriété [9].
Le Cadre environnemental et social emploie l’évaluation des effets comme le cadre de tout ce qui suit. L’application des exigences pour les peuples autochtones (telle que définie dans la Norme environnementale et sociale 7 – ESS7) est « proportionnée à l’étendue et à l’ampleur des risques et des effets potentiels du projet ». C’est l’auteur du projet lui-même qui sera responsable d’atténuer les risques et les effets et qui décidera quels sont ces risques et effets.
Un deuxième exemple est la nécessité d'obtenir le consentement pour les activités des projets qui pourraient affecter la vie des peuples concernés. Le droit international donne des indications concernant les types d'activités qui représentent des menaces graves. Il s'agit entre autres de la réinstallation (physique ou économique) qui affecte ou menace les moyens de subsistance des peuples autochtones. Il peut s’agir également de toute utilisation du patrimoine culturel des peuples concernés ou des effets sur ce patrimoine culturel, ou encore de tout effet sur les terres et les ressources dont les peuples dépendent, ou qu’ils utilisent ou possèdent, notamment en vertu de la coutume [10].
La Banque mondiale a fortement restreint ces catégories, et a retiré une proposition antérieure prévoyant l’octroi du consentement. À la place, la Banque mondiale s’est cantonnée à l’idée d’un « soutien collectif », un concept vague et mal défini qui se veut l’écho du « soutien général » que l’on trouve dans les mesures de sauvegarde de la Banque mondiale actuellement en vigueur pour les peuples autochtones, la Politique opérationnelle 4.10 (OP4.10), fortement rejetée par les peuples autochtones et par les spécialistes des droits autochtones.
Le troisième exemple est que la norme publiée hier emploie une formulation obscure, confuse et contradictoire qui la rendra difficile, voire impossible à mettre en œuvre de manière cohérente à travers le monde.
Nous savons déjà que les mesures de sauvegarde pour les peuples autochtones de la Banque mondiale en vigueur (OP 4.10) ont été difficiles à appliquer au fil du temps, parce qu’elles peuvent être interprétées différemment selon les régions, les pays et les contextes. Cela a engendré une « loterie géographique » qui fait que les normes appliquées par le personnel de la Banque mondiale dépendent en partie du lieu où les peuples concernés vivent, mettant à mal l’uniformité qui devrait caractériser une norme de protection mondiale [11].
Le libellé employé dans le nouveau Cadre environnemental et social n’a fait qu’accroître l’incertitude et la confusion. Deux exemples sont donnés ici à titre d'illustration.
La conversion des droits collectifs en régime foncier individuel constitue une grave menace pour les moyens de subsistance et les identités des peuples autochtones qui s’administrent eux-mêmes et administrent leurs terres de manière collective. Bien que cette conversion puisse se produire alors que la gestion des ressources des peuples s'adapte, elle ne doit pas être imposée à une communauté. Cependant, le libellé employé dans l'ESS7 n’est pas clair sur ce point : « La conversion des droits d’usage coutumiers en droits de propriété individuels ne sera un objectif qu’après avoir consulté les peuples autochtones… concernés et l’évaluation des effets de cette conversion sur les communautés et leurs moyens de subsistance ». [12]
Un deuxième exemple est le traitement des peuples volontairement isolés dans la politique. Les peuples qui ont volontairement choisi de refuser le contact avec les parties dominantes de la société ont démontré par ce choix leur opposition catégorique aux projets de développement et ce choix doit être respecté. Néanmoins, le libellé choisi par la Banque mondiale parle de « mesures pour éviter tout contact non souhaité avec eux comme conséquence du projet ». Il s’agit encore une fois d’une confusion superflue concernant le principe selon lequel les peuples sans contacts doivent le rester.
Nous devons maintenant nous atteler à la tâche difficile de mise en œuvre de ce système alambiqué et confus et inciter la Banque mondiale à appliquer ces normes correctement. Nous demandons maintenant que la Banque mondiale adopte des directives plus strictes que ce Cadre et exerce son influence considérable afin que les gouvernements respectent davantage les normes internationales convenues, pour un modèle de développement juste et véritablement équitable.
2. Implementation of the World Bank’s Indigenous Peoples Policy: A Learning Review, OCPS, août 2011
3. Banque mondiale, projet d’ESF, ESS7 paragraphes 15 – 17.
4. L’Évaluation des effets environnementaux et sociaux, effectuée par l'emprunteur, est le moyen par lequel les effets sont identifiés et donc affrontés ou atténués.
5. OP 4.10. Paragraphe 12.
6. ESF, ESS7 paragraphe 20, note de bas de page 12
7. Pour un examen approfondi de la forme et des objectifs appropriés des évaluations des effets en matière de terres et de ressources des peuples autochtones, veuillez consulter : Commission interaméricaine des droits de l’homme, Doc. 56/09, Indigenous and Tribal Peoples’ Rights over their Ancestral Lands and Natural Resources: Norms and Jurisprudence of the Inter-American Human Rights System, 30 décembre 2009
8. Ibid. Paragraphe 245
9. Ibid. Paragraphe 246
10. Pour un exposé complet de la jurisprudence internationale concernant les cas dans lesquels le consentement ou le consentement libre, préalable et éclairé (FPIC) doit être demandé et obtenu, voir Programme ONU-REDD, Guide juridique ONU-REDD sur les Directives concernant le CPLCC, janvier 2013 www.unredd.net/index.php
11. Implementation of the World Bank’s Indigenous Peoples Policy: A Learning Review, OCPS, août 2011
12. Banque mondiale, projet d’ESF, ESS7, note de bas de page 17
Overview
- Resource Type:
- News
- Publication date:
- 4 October 2016
- Programmes:
- Climate and forest policy and finance Global Finance Law and Policy Reform