Impact de l’Union européenne sur les droits des peuples des forêts : que faut-il attendre des lois sur le devoir de vigilance ?

Alors que l’Union européenne poursuit l’élaboration d’une législation sur le devoir de vigilance des entreprises visant à imposer diverses obligations légales aux entreprises, quelques États membres de l’UE s’opposent à l’inclusion de la protection des droits des Peuples autochtones et communautés locales.
L’année dernière, la Commission européenne a rédigé deux propositions de loi pour remédier aux atteintes aux droits humains et à l’environnement causées par les entreprises dans les chaînes de valeur de l’UE. Le 6 décembre 2022, un accord a enfin été trouvé à propos du Règlement de l’UE sur les produits « zéro déforestation », après d’intenses négociations entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’UE. L’autre acte législatif, une directive de l’UE sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, est actuellement en cours d’examen par le Parlement et le Conseil avec une adoption finale prévue pour fin 2023. Les peuples des forêts nourrissaient beaucoup d’espoir quant à ces deux législations, mais plusieurs États membres de l’UE ont fait obstruction aux démarches visant à imposer des obligations légales aux entreprises pour qu’elles respectent les droits des Peuples autochtones et communautés locales.
Le Règlement de l’UE sur les produits « zéro déforestation » :
Conçu comme un outil d’interdiction d’importation visant à réduire l’impact de la consommation européenne sur la déforestation et la dégradation des forêts, le Règlement exige des entreprises qu’elles s’acquittent de leur devoir de vigilance. Avant de commercialiser certains produits de base (soja, cacao, café, huile de palme, bois, bœuf et caoutchouc) sur le marché européen, elles doivent en effet vérifier qu’ils ne sont pas liés à la déforestation, la dégradation des forêts ou à une violation des lois du pays producteur.
La proposition initiale élaborée par la Commission n’exigeait pas des entreprises qu’elles veillent au respect des droits des Peuples autochtones et communautés locales protégés par le droit international. Lors de l’examen du texte, le Parlement européen a souhaité en améliorer le contenu en incluant des obligations explicites pour que les entreprises respectent les droits humains internationalement reconnus, dont les droits fonciers coutumiers et le droit au consentement libre, préalable et éclairé (CLIP). Malheureusement, au cours de la phase finale de négociation, des États membres de l’UE ainsi que la Commission ont insisté pour retirer la plupart des propositions exigeant des entreprises qu’elles veillent au respect des droits des peuples des forêts lors de la production des produits de base qui présentent un risque de déforestation.
La Suède, la Finlande et la France se sont particulièrement opposées à l’inclusion de ces droits dans le texte. Le ministère suédois des Entreprises et de l'Innovation a envoyé ses commentaires écrits au Conseil européen avec pour objectif de limiter les références au CLIP dans le Règlement par le biais de fausses allégations sur l’interprétation légale du CLIP dans le droit international. Ces pays ont voulu empêcher l’inclusion d’une obligation exécutoire en matière de respect du droit au CLIP. La France a quant à elle refusé d’inscrire les Peuples autochtones en tant que « Peuples » et s’est opposée à la reconnaissance de leurs droits collectifs. Cette obstruction fait vraisemblablement écho à la non-reconnaissance par l’État français des droits collectifs de ses propres Peuples autochtones, justifiée par une présumée incompatibilité avec la Constitution française et son « principe d’indivisibilité de la République ».
La Commission européenne a refusé d’inclure des exigences relatives aux droits des Peuples autochtones et communautés locales, en affirmant à tort (voir ci-dessous) que la directive de l’UE (qui n’est pas encore finalisée) sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, protégerait déjà efficacement ces droits dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Le 6 décembre 2022, lors de la phase de négociation finale entre les différentes institutions de l’UE, la plupart des dispositions proposées par le Parlement européen pour renforcer la protection des droits des Peuples autochtones et communautés locales, ont été retirées du texte. L’obligation pour les entreprises de veiller au respect des droits, normes et standards humains reconnus internationalement, a elle aussi été supprimée du texte. Désormais, les entreprises sont uniquement tenues de veiller au respect de certains droits faisant partie de la législation applicable dans le pays producteur (en vertu de la législation nationale par exemple). Bien que le principe de consentement libre, préalable et éclairé fasse explicitement partie de cette définition, il ne devra être pris en compte par les entreprises que s’il est déjà protégé par les législations nationales (y compris peut-être aussi via une application directe du droit international lorsque les constitutions des pays le permettent).
D’autres dispositions ajoutées par le Parlement européen, exigeant notamment des entreprises qu’elles recueillent et partagent publiquement les informations relatives à l’existence de revendications et litiges ainsi que le point de vue des Peuples autochtones et communautés locales concernés par la production d'un produit de base, ont également été supprimées.
Néanmoins, le texte final inclut encore quelques exigences utiles. Lorsqu’il existe déjà des législations nationales en matière de droits des Peuples autochtones et communautés locales qui ne sont pas correctement appliquées, le Règlement peut venir renforcer ces lois. Les entreprises devront également effectuer des évaluations des risques pour s’acquitter de leur devoir de vigilance. Lors de ces évaluations de non-conformité, elles devront prendre en compte plusieurs critères dont la présence de Peuples autochtones, l’existence de revendications documentées concernant l’utilisation ou la propriété de terres par les Peuples autochtones sur les zones de production, la consultation des Peuples autochtones avant la production ainsi que les préoccupations générales concernant toute absence d’application de la loi et des droits humains ainsi que la présence de conflits. Toutefois, ces exigences s’appliquent uniquement aux Peuples autochtones et ne concernent par les autres types de communautés avec des droits collectifs coutumiers qui ne soient pas des Peuples autochtones.
L’adoption finale de ce Règlement est prévue pour le printemps 2023 avec une entrée en vigueur fin 2024 après une période de transition de 18 mois. Les entreprises devront alors se conformer à leurs nouvelles obligations.
La directive de l’UE sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité :
Contrairement au Règlement sur la déforestation qui vise des produits de base spécifiques (soja, cacao, café, huile de palme, bœuf et caoutchouc), la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité vise à prévenir contre les atteintes aux droits humains ou à l’environnement en lien avec toute activité économique, quel que soit le secteur. Elle propose d’obliger les entreprises à identifier puis remédier aux incidences négatives des activités de leur chaîne de valeur, sur les droits humains et l’environnement.
La proposition initiale de la Commission européenne inclut en annexe une liste des violations des droits humains particulièrement graves ou pertinentes que les entreprises doivent prendre en considération (la liste étant non-exhaustive, il est possible que les entreprises doivent prendre en compte d’autres droits en plus de ceux cités). La liste figurant en annexe de la proposition initiale incluait le droit des peuples autochtones aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis. Elle citait notamment la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) en qualité d’instrument international comprenant d’autres droits que les entreprises doivent prendre en compte.
Cependant, avant son adoption le texte doit être approuvé à la fois par le Parlement européen et par le Conseil de l’UE. Ce dernier a adopté en novembre 2022 l’orientation générale de la directive, à savoir sa position de négociation. Dans son texte d’orientation générale, le Conseil a abandonné l’inclusion spécifique du droit des Peuples autochtones aux terres ainsi que toute mention de la DNUDPA. Par conséquent il paraît évident que lors des prochaines négociations, le Conseil cherchera à retirer de sa directive tout protection des droits des Peuples autochtones. Il se dit que l’Allemagne est le principal instigateur de ce retrait, mais il est également fort probable que la France, la Suède et la Finlande continuent aussi de s’opposer à la protection de ces droits.
La Commission européenne et le Parlement européen sont au contraire favorables à la protection des droits des Peuples autochtones dans la Directive. Le Parlement travaille actuellement sur les amendements qui renforceraient la protection des droits des Peuples autochtones, afin d'y inclure la protection du droit au CLIP et du droit à l’autodétermination en mentionnant la Convention N° 169 de l’OIT comme instrument pertinent du droit international, ainsi qu’en ajoutant des exigences pour le respect des droits des Peuples autochtones, y compris le droit de CLIP dans le cadre des consultations organisées entre les entreprises et les parties prenantes concernées. Au regard de ces positions divergentes, les prochains mois seront déterminants pour veiller à ce que les peuples des forêts ne soient pas une fois de plus laissés pour compte.
Outre cette problématique, la proposition renferme par ailleurs d’autres failles au détriment des peuples des forêts. Par exemple, les entreprises sont uniquement tenues de remédier aux incidences négatives de leurs propres activités, celles de leurs filiales et celles de leurs « partenaires commerciaux établis ». La définition de « relation commerciale établie » est cependant susceptible de poser problème pour les peuples des forêts. En effet les violations des droits humains qui ont une incidence négative sur les Peuples autochtones et communautés locales en ce qui concerne les activités de production agricole et d’extraction, surviennent souvent très en amont de la chaîne d’approvisionnement. De plus dans bon nombre de ces chaînes d’approvisionnement, les entreprises fonctionnent sur la base de contrats temporaires, passent régulièrement d’un fournisseur à l’autre sur le terrain, ou achètent sur des marchés au comptant. Dans ces cas de figure où ce sont des fournisseurs très éloignés des entreprises de l’UE qui causent un préjudice direct aux Peuples autochtones et peuples des forêts par le biais de partenariats d’approvisionnement qui ne sont pas nécessairement stables, le principal risque réside dans le fait qu’il ne s’agisse généralement pas d’une « relation commerciale établie », et que par conséquent les entreprises ne seront pas tenues d’évaluer ou de remédier à ces préjudices. À la lumière des limites du Règlement sur les produits « zéro déforestation » pour les Peuples autochtones, si ces problématiques et d’autres ne sont pas abordées par la Directive, il est fort probable que les deux législations en matière de devoir de vigilance adoptées par l’UE omettent de façon substantielle la protection des droits des Peuples autochtones et peuples des forêts.
Pour plus d’informations sur la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité de la Commission européenne, et pour lire l’analyse rédigée par le FPP sur les forces et failles de la proposition en matière de respect des droits des Peuples autochtones et communautés locales, veuillez consulter notre briefing 2022 ici.
Overview
- Resource Type:
- News
- Publication date:
- 13 February 2023
- Programmes:
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