Faire entendre notre voix - La parole chantée des femmes autochtones

Le Programme pour l’égalité des genres élaboré par le FPP a pour but d’amplifier les voix, les histoires et les contributions des femmes autochtones dans les actions collectives menées pour la protection des droits fonciers, la gouvernance par les communautés et l’autodétermination.
C’est dans cet esprit que nous rédigeons cette série d’articles aux côtés de Milka Chepkorir, membre du Peuple autochtone Sengwer dans les collines de Cherang’any.
Nos chants, notre identité
Milka Chepkorir
« Que mangent les grands-pères ?
Les grands-pères mangent du miel.
Eeeh pour notre terre, la terre de nos ancêtres !
Que mangent les grands-mères ?
Les grands-mères mangent des feuilles d’ortie.
Eeeh pour notre terre, la terre de nos ancêtres !
Que mangent les enfants ?
Les enfants mangent leurs « loos » (fruits sauvages).
Eeeh pour notre terre, la terre de nos ancêtres ! »
(Extrait traduit d'un chant Sengwer célébrant la terre et la nourriture)
L’identité Sengwer est presque indissociable des chants et danses autochtones interprétés par certains d’entre nous, parés de perles et de magnifiques costumes traditionnels fabriqués à partir de peaux d’animaux sauvages et domestiqués. Enfant, j’ai compris que notre identité réside dans ce que l’on appelle le « Chesumbala » (le terme utilisé pour décrire nos chants, nos danses et nos fêtes). Et c’est encore le cas. Depuis très longtemps, nos chanteurs traditionnels sont invités à d’innombrables festivals et événements organisés à l’échelle locale, régionale ou nationale pour divertir des dirigeants politiques de tous horizons et célébrer des occasions spéciales. Aujourd’hui comme hier, nos costumes, nos danses et les sauts réalisés par les hommes pendant les chants ont toujours fasciné, c’est pourquoi nous sommes invités à de nombreux événements.
Les chants ont une signification plus profonde pour nous.
Quand nous étions petits, mes frères et sœurs ainsi que moi-même ne comprenions pas le sens profond des chants autochtones qui nous divertissaient. J’ai fini par le comprendre des années plus tard et je peux désormais apprécier les enseignements transmis à travers certains de ces chants. Ils racontaient par exemple des anecdotes à propos du clan auquel j’appartiens, des particularités de mon peuple, du totem associé aux Sengwer et de l’histoire du clan. Ma grand-mère maternelle, bien qu’appartenant à une autre communauté (elle n’est pas Sengwer), interprétait des chants de célébration pour notre clan et pour nous, ses petits-enfants.
C’est à travers ces chants que j’ai compris que la colline Kipteber renferme nos origines. Il s’agit de l’une des collines sacrées au cœur du territoire Sengwer. Ma grand-mère habite loin de la colline et du territoire, mais elle a toujours connu l’histoire du peuple de mon grand-père (les Sengwer) et elle a senti que son devoir était de nous transmettre ces connaissance dès le plus jeune âge à travers les chants. J’éprouve de la nostalgie et beaucoup d’humilité en repensant à ces moments.
Ma communauté ayant été chassée de ses terres ancestrales par le gouvernement colonial, mes grands-parents sont partis vivre sur le territoire d'une autre communauté. C’est comme ça que mon père s’est marié à ma mère, vivant dans la communauté qui l’avait accueilli, et nous a donné naissance sur une « terre étrangère ». Je ne suis pas étonnée que les chants de ma grand-mère parlaient de la colline Kipteber, notre foyer ancestral. Elle a sûrement voulu que nous connaissions notre identité, notre communauté et notre langue. Il ne faisait aucun doute que nous n’appartenions pas à la terre où nous étions nés, et même si dans une certaine mesure nous y appartenions un peu, cette terre n’était pourtant pas le foyer de nos ancêtres.
En grandissant nous avons appris à mieux connaître notre identité, puis nous nous sommes réinstallés le territoire de nos ancêtres dans la forêt de Kabolet (Comté de Trans-Nzoia), des terres pour lesquelles nos anciens et nos danseurs traditionnels se sont ardemment battus. C’est à cette période que nous avons commencé à nous familiariser avec Kipteber, notre forêt et colline sacrée. Les anciens et les danseurs traditionnels utilisaient leurs chants et danses autochtones pour transmettre les besoins et demandes de notre communauté au Président Moi, en poste à cette période. Du fait des similitudes entre nos langues, le Président était en mesure de comprendre les messages qui lui étaient transmis par le biais de nos chants, même s’il s’agissait la plupart du temps de simples « divertissements » aux yeux du Président et des autres dirigeants politiques qui assistaient à ces événements. J’ai commencé à comprendre beaucoup de choses à partir de mes 11 ans et petit à petit j’ai commencé à apprécier nos chants pour les différents rôles qu’ils peuvent jouer.
Il y a environ 10 ans, je suis partie étudier l’anthropologie à l’Université de Maseno. J’ai volontairement choisi l’anthropologie parce que j’éprouvais une immense envie de mieux connaître mon peuple, ma culture et mon identité. Je ne pouvais pas obtenir ces connaissances par le biais d’autres cursus scolaires à cause du sentiment de honte que je ressentais, ne faisant « pas partie d’une communauté majoritaire ou plus répandue » et n’étant pas en mesure de parler ma propre langue. Au lycée, on s’est moqué de moi pour avoir répondu que je suis Sengwer quand, avec d’autres étudiants, j’ai été interrogée sur mon ethnie. J’avais l’impression que c’était criminel d’être Sengwer. C’est au début de mon cursus que j’ai découvert l’anthropologie socioculturelle. Cette discipline m’a aidée à apprécier peu à peu qui je suis, qui nous sommes en tant que communauté, ainsi que le sens profond de nos cultures et nos chants.
En 2013-2014, après les violentes évictions des membres de notre communauté qui vivaient dans la forêt d’Embobut, j’ai commencé à participer activement aux actions de plaidoyer pour mettre un terme aux expulsions et rétablir le respect des droits fonciers de notre communauté. Lors des réunions de plaidoyer et de lobbying, les anciens, les femmes et les autres représentants de la communautés interprétaient des chants et des danses avec des messages de résistance. À partir de 2015 et les années qui ont suivi, j’ai considérablement développé ma compréhension de l’utilisation des chants en tant qu’outils politiques. Je suis alors devenue de plus en plus attentive et sensible aux paroles des chanteurs ainsi qu’au sens profond des chants. Sans surprise, la totalité des chants décrivent les liens uniques qui relient notre communauté à la terre, la nourriture, les rivières, les arbres et tout ce qui se trouve sur nos territoires.

Les chants sont un mode de communication qui ne revêt aucune forme coloniale. En effet, les autres modes de communication dépendent de l’enseignement conventionnel et de l’alphabétisation pour transmettre des messages, tandis que les chants autochtones de ma communauté constituent un espace d’expression non colonisé. Les chants sont composés, chantés et transmis lors des festivals, des moments de difficultés, des célébrations, et nos chanteurs principaux veillent à guider ceux qui prendront leur suite quand ils ne seront plus capables de chanter. Nos chants ne sont pas traduits, ils sont chantés dans notre propre langue pour en préserver le sens et continuer à faire vivre notre langue. Chaque danse est associée à un chant spécifique et aide à transmettre le sens des paroles à ceux qui ne comprennent pas la langue. Les chants de résistance sont davantage associés à des danses et gestuelles décrivant la lutte contre les expulsions, la discrimination et l’assimilation forcée. C’est ce que les anciens font, que nous disposions de nos terres aujourd’hui, demain ou peut-être jamais plus : les gens sauront que de cet endroit à cet endroit, ce sont les terres des Sengwer. À travers nos chants, les gens sauront qui sont les Sengwer. Ils sauront où commencent nos terres ancestrales et où elles se terminent grâce aux points de repère évoqués dans nos chants. De cette colline jusqu’à cette rivière et cet endroit, toutes ces informations sont réunies dans nos chants. Nos migrations, nos différents clans, toutes ces informations sont elles aussi réunies dans nos chants. Nos chants renferment l’essence de notre identité.
Ils sont une composante essentielle de notre identité. La société dominante cherche à réduire nos chants à de simples divertissements pour les invités lors de festivals culturels, avec des danseurs et des chanteurs récompensés pour leur prestation. Mais nous avons malgré tout souvent utilisé ces événements pour faire passer des messages politiques et culturels puissants avec nos chants. À ce jour je poursuis mes recherches pour redonner vie à nos chants tout en leur rendant leur force et leur signification. Je cherche à savoir directement auprès des communautés quels chants leurs membres pratiquent et quel but ces chants revêtent. Les résultats de ces recherches, y compris cette série d’articles, ont pour objectif de rester dans les communautés, afin de les aider à sauvegarder leurs systèmes de connaissances et, je l’espère, transmettre ces connaissances à la nouvelle génération. Pour mener ces recherches à bien, je me suis appuyée sur ma propre expérience mais aussi sur mon besoin d’aider à sauvegarder les langues, chants, et autres particularités culturelles autochtones qui tendent à disparaître. Je souhaite inspirer les jeunes autochtones à participer au maintien des communautés en préservant leurs spécificités culturelles, sociales et économiques. J’espère que cela permettra de restaurer notre identité et ce sentiment d’appartenance, notamment pour les jeunes autochtones que la « modernisation » a éloigné de leurs communautés et leurs modes de vie.
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Josephine Haworth-Lee, bureau des projets pour l'égalité des genres
En lisant les explications de Milka sur l’incarnation de l’identité Sengwer par les chants, il apparaît clairement que l’autoreprésentation est une composante essentielle de l’autodétermination. La représentation des Peuples et des femmes autochtones est trop souvent faite par et pour les autres, plutôt que pour eux-mêmes et leurs communautés par leurs propres décisions. La représentation est une force. Les femmes et Peuples autochtones, y compris Milka, le groupe des chanteuses Sengwer et beaucoup d’autres personnes revendiquent le pouvoir de décider de la façon dont elles se représentent. Le Programme pour l’égalité des genres élaboré par le FPP a pour but d’amplifier les voix, les histoires et les contributions des femmes autochtones dans les actions collectives menées pour la protection des droits fonciers, la gouvernance par les communautés et l’autodétermination.
C’est dans cet esprit que nous rédigeons une série d’articles aux côtés de Milka Chepkorir, membre du Peuple autochtone Sengwer dans les collines de Cherang’any. S’appuyant sur les recherches de Milka et les contributions apportées par les partenaires du FPP, cette série analysera le Chant comme outil d’amplification d’une voix collective. Chaque article documentera les chants et leurs histoires respectives, à partir desquelles sont nés des mouvements de défense des droits fonciers des Peuples autochtones en Afrique, aux Amériques et en Asie.
Dans cette série, nous soulignons deux points essentiels :
Tout d’abord, nous voulons mettre en avant le chant comme outil politique pour parler d’une même voix, inciter à la mobilisation et rappeler l’héritage des Peuples autochtones.
Nous voyons le chant comme un mode de communication qui peut être culturellement ancré, accessible et décolonisé. Comme Milka l’a mentionné précédemment, le chant est une manière de communiquer au-delà des formes coloniales d’alphabétisation et d’enseignement conventionnel, ainsi qu’au-delà des médias et des technologies d'information. Les chants résonnent au rythme de la voix d’un peuple. Ils n’ont besoin de rien d’autre que nos corps, nos voix, un message et la présence d’une audience pour les écouter. Les chants parlent une langue comprise par le plus grand nombre. Ils renferment les histoires transmises à l’oral, l’histoire d’un peuple, des connaissances autochtones. Les chants ont une mémoire.
C’est pourquoi, historiquement, les chants ont toujours été à l’avant-garde des mouvements populaires revendiquant des changements sociaux.
« Pour devenir un chant, une étincelle doit avoir été transformée par la pression. Il doit y avoir un besoin indicible, un muscle de croyance, des éléments inconnaissables. Je chante une chanson qui n’a pu naître qu’après la perte d'un pays. »
Joy Harjo, Conflict Resolution for Holy Beings
Les chants naissent en réaction d'un moment, d'un contexte. Certains sont entonnés dans le cadre de rites d'initiation, de cérémonies, de mariages, de passages à l’âge adulte, etc. D’autres expriment le chagrin, la douleur de l’oppression.
Qu’il s’agisse de missionnaires, militants, gouvernements, saints, travailleurs, grand-mères... Qu’il s’agisse d’hymnes nationaux, de chants pour la liberté, d'incantations de guérison, de berceuses... Le chant a toujours été utilisé comme moyen de persuasion.
Les chants des mouvements appellent à agir.
Les chants des mouvements s’inspirent des expériences de vie des gens, ils créent quelque chose en nous, aussi bien physiquement qu’émotionnellement : ils nous poussent à agir.
Ils sont un contre-pouvoir de la représentation biaisée. Ils sont souvent réprimés, mais ne peuvent être passés sous silence.
Et bien souvent, ces chants sont composés et interprétés par des femmes.
La langue maternelle, « une langue qui est constamment sur le point d’être mise sous silence, mais aussi bien souvent sur le point de faire naître une chanson. »
- Ursula K. Le Guin, Brun Mawr Commencement Address
Les voix des femmes, à travers ces chants, sont des outils d’activisme social. De protestation. De narration. D’affirmation. À travers leurs chants, elles font entendre la voix de leur communauté.
« Oh mon peuple, oh mon peuple
Nous, le Peuple Adivasi, nous le Peuple Adivasi,
Écoutez nos vies, écoutez notre histoire :
Il ne reste rien, mais chaque jour nous faisons de notre mieux
Il ne reste rien, chaque jour nous faisons de notre mieux
Nous allons dans la forêt,
Nous croisons des éléphants,
Pour ramasser de la paasam (mousse).
Nous laissons nos voix résonner haut, nous laissons nos voix résonner haut,
Pour attendrir les éléphants,
Même les éléphants entendent notre voix et prennent un autre chemin.
Oh mon peuple, oh mon peuple,
Écoutez notre histoire, là, écoutez notre histoire :
Estomac vide, voilà notre repas quotidien,
Estomac vide, voilà notre travail quotidien,
Du café sappa, le seul repas du jour.
Nous ramassons de la paasam (mousse) avec paasam (affection)
Oh mon peuple, oh mon peuple,
Nous, le Peuple, nous le Peuple ! »
- Une chanson écrite par Kalesha, membre du Peuple Paliyar Adivasi des collines Palani, dans l’état de Tamil Nadu, Inde
Les chants sont créés, compilés et chantés par tous quel que soit leur genre, ou bien par des personnes d'un sexe spécifique, pour plusieurs raisons, à différents moments. Milka l’a ainsi résumé : « Bien souvent, ce que les femmes ne peuvent pas dire devant les hommes et les dirigeants ou dans les espaces de décision, elles le disent en chanson. » Et c’est là que nous tenons à souligner un second point.
Les chants des mouvements des femmes sont au cœur de cette série d’articles.
Nous voulons créer ici un espace permettant d’amplifier les voix des femmes autochtones et leurs points de vue, exprimés en rythme et en chansons au regard des mouvements collectifs de défense des droits fonciers et de gouvernance par la communauté.
On nous dit souvent à nous les femmes, de ne pas élever la voix, que cela manque de décence.
Dans cette série nous invitons les femmes à faire entendre leurs voix en chansons, à travers les chants de leurs peuples, de leurs ancêtres, leurs terres et leur identité.
Il ne tient qu’à nous, chanteurs et chanteuses, auditeurs et auditrices, de donner vie à ces chants.
Réunissez vos sœurs, vos frères, vos amis…et soyons à l’écoute !
- Josephine Haworth-Lee
Forest Peoples Programme, Bureau des projets pour l’égalité des genres
Overview
- Resource Type:
- News
- Publication date:
- 11 April 2023
- Programmes:
- Legal Empowerment Culture and Knowledge Territorial Governance Conservation and human rights